Vous n’avez pas voulu débattre? Et bien pleurez maintenant
Pour une fois, nous évoquerons ici la France et la montée du Front National. Mais comme d’habitude: tentons de ne pas être consensuels.
Rien d’étonnant dans les derniers sondages donnant Marine Le Pen à 23%. Cela n’est que le résultat d’une abdication intellectuelle des élites françaises.
En reprenant la chronologie des évènements, tout semble s’enchaîner presque trop parfaitement depuis l’automne 2009: débat surprise sur l’identité nationale qui dériva doucement sur celui de l’immigration pour mieux rebondir sur l’interdiction de la burqa avant d’embrayer avec le pseudo-scandale du Quick Halal.
Nous pensions avoir un répit estival, mais non: l’offensive sécuritaire autour des Roms ou gens du voyage a pris d’assaut l’actualité pour terminer dans un clash diplomatique et verbal avec la Commission européenne. Sans oublier le dernier projet dans les cartons: un nouveau débat sur l’Islam et la laïcité.
Jouer avec le feu
Le gâteau ne pouvait être mieux préparé pour accueillir sa cerise: le retour du Front National au premier plan de l’échiquier politique français alors que l’UMP croyait l’avoir définitivement enterré en 2007.
Et pour finir, le dérapage de la députée UMP, Chantal Brunel, dans une dernière tentative désespérée d’inverser la tendance:
« Il n’est pas normal que l’on ne rassure pas les Français sur toutes les populations qui viennent de la Méditerranée. Après tout, remettons-les dans les bateaux ! »
Les réactions de l’opposition et de toute une élite intellectuelle ne se sont pas fait attendre, pointant du doigt le résultat d’une politique gouvernementale jouant avec le feu. Déjà, lors du débat autour de la déchéance de la nationalité, un ancien Premier ministre socialiste, Michel Rocard, était même allé jusqu’à évoquer des mesures inédites depuis « Vichy » et « les nazis ».
La pétition de la capitulation
Pourtant, pourquoi s’étonner de la tournure actuelle des événements alors qu’un an auparavant, ces mêmes élites françaises – intellectuelles et politiques – ont refusé en masse le débat sur l’identité nationale, point de départ de tout l’engrenage ?
Il n’est pas ici question de juger de l’opportunité de l’initiative d’Eric Besson. Le calcul électoral, quelques mois avant les Régionales de 2010, était indéniable.
Mais que dire de ceux qui, une fois le mouvement lancé, ont refusé le débat ?
Que dire de cette capitulation collective regroupant des grands noms comme Tzvedan Todorov (sémiologiste et historien), Martine Aubry (Secrétaire générale du Parti socialiste), Daniel Cohn Bendit (député vert européen), Olivier Besancenot (porte-parole du Nouveau Parti Anticapitaliste), Bertrand Delanoë (Maire de Paris), Corine Lepage (députée européenne Modem), Marie Ndiaye (Prix Goncourt 2009), Guy Bedos (acteur), tous signataires de la pétition « Nous ne débattrons pas » de Médiapart ? Et de tous les autres qui se sont tus ?
En signant un tel appel au boycott, pensaient-ils vraiment faire du mal au « sarkozysme » ?
C’était, au contraire, offrir un boulevard à l’extrême droite et à ses idées, en lui permettant de les diffuser dans la société, sans aucune alternative. Du pain béni. L’évolution du débat l’a bien démontré. L’avènement de Marine Le Pen n’en est que l’ultime conséquence.
Le débat sur l’identité nationale de 2009/2010 est la matrice originelle des débats actuels.
Dépasser les mythes fondateurs
Si ces grands noms avaient voulu faire un pied de nez au gouvernement, au FN, à ce qu’ils nommaient « dérives », ils leur auraient fallu prendre le débat en main, s’y lancer et montrer que ces interrogations de la société peuvent être évoquées de façon moderne, en adéquation avec une France du XXIème siècle, se détachant des idées d’un autre temps que peut prôner une certaine droite; en lui coupant l’herbe sous le pied.
Les discours fondateurs de la nation française d’Ernest Renan, Jean Jaurès ou Gambetta sont peut-être toujours valables, mais sont-ils encore suffisants? Un contrat social évolue en même temps que la société qu’il encadre. Une élite digne de ce nom aurait accepté de reprendre le flambeau et de les adapter aux nouveaux défis, que l’initiative vienne de Sarkozy ou d’un autre.
Parmi tant d’autres, des députés européens ont signé la pétition précédemment évoquée. Pourtant n’aurait-il pas été utile de repenser « ce qu’est d’être Français » dans le cadre de la construction européenne ?
Car il ne faut pas s’y tromper. Le succès actuel du Front National tient aussi à la vigueur de son discours eurosceptique, aussi efficace que truffé d’erreurs et d’approximations. L’Europe reste une inconnue qui fait peur et sur laquelle il est facile de taper au nom d’une prétendue solution miracle. Et de toute façon, qui la défendra ? Quel politicien prendrait le risque de voir plus loin que les quatre coins de l’Hexagone ?
La décongélation du non-débat
Ainsi, de par son refus de l’action, se limitant à l’indignation, toute une élite française a laissé une série de questions en suspens, considérant qu’elle n’avait pas à s’en occuper. Mais comme toute chose mise au congélateur, elle n’attendait qu’une occasion pour ressortir, plus virulente que jamais. Ce n’est pas parce qu’on a fièrement repoussé une question qu’elle disparaît. Au contraire, c’est la livrer à d’autres, souvent moins bien intentionnés.
Et c’est précisément ce qui se passe aujourd’hui, avec la percée spectaculaire du Front National. Puisque les partis traditionnels n’ont rien à proposer de neuf, les citoyens vont voir ceux qui leurs promettent des recettes de grand-mères.
En laissant libre court aux idées du Front National – le seul à réagir à ces débats – dans l’espace public depuis plus d’un an, sans leur opposer de contre-arguments, cette élite dite « progressiste » a permis une banalisation du discours frontiste. Les dérives de l’UMP en sont devenus d’autant plus faciles et acceptables pour le public.
Un terrain inoccupé
Affaibli par les scandales et une situation socio-économique végétative, la logique de l’UMP n’a jamais rien eu de compliqué: amener le débat vers des terrains inoccupés par l’opposition, sachant très bien que les risques d’y être battus étaient faibles.
Pourquoi s’en priver quand les gains électoraux peuvent être substantiels ? Jusqu’à tomber dans son propre piège, avec le retour d’un Front National bien plus convaincant et modernisé grâce à l’image de sa nouvelle présidente. Les déclarations de Chantal Brunel démontrent l’état d’agonie (politique et intellectuelle) dans lequel se trouve désormais le parti du Président de la République.
La bénédiction passive
Ainsi, tout est allé crescendo, paraissant presque naturel. Si l’UMP a une responsabilité indéniable dans la situation actuelle, elle s’est aussi développée avec la bénédiction passive de ceux qui ont préféré l’esquisse à la contre-attaque. Pourquoi ne pas avoir, dès les prémices, saisi les problèmes à bras-le-corps et mis en déroute sur ces propres terres ces idées et cette droite d’un autre temps ?
Une gauche ou une droite qui gagnerait en 2012 grâce à la présence de Marine Le Pen au second tour ne résoudrait rien, préparant un scénario similaire en 2017. On ne convainc pas les citoyens en leur disant juste que le FN, c’est mal. Et aujourd’hui que le mal est fait, comment justifier son indignation ?
Jamais la fuite, aussi bien guerrière que politique ou intellectuelle n’a été profitable. Rejeter et renier les conséquences de son propre « laisser-faire » a autant de valeur que la parole d’un abstentionniste se plaignant du résultat des élections.
Tout cela n’est au final qu’un remake intellectuel du 21 avril 2002.