Comment perdre une pige ?
Il y a deux/trois semaines de cela, une revue spécialisée dans le milieu médical me contacte. Un mail du genre:
Cher Monsieur le pigiste,
Étant donné que vous êtes capable de comprendre une directive européenne et connaissez le fonctionnement du machin, nous aimerions vous proposer une collaboration.
Nous avons découvert la mise en ligne d’une pétition contre l’interdiction programmée des plantes médicinales en France, du fait de la transposition d’un texte européen. Ça buzzouille un peu.
Pourriez-vous nous dire ce qu’il en est ? Un 2000 signes serait l’idéal.
Bon courage Baltazar,
Pas tous les jours que les rédacs chef me demandent directement des sujets. Plutôt cool. Je fais rapidement le calcul dans ma tête: 2000 signes, avec ce mag, ça fait dans les 90 euros, le temps de travail est raisonnable et ça paiera ma facture de téléphone héritée de mon combat contre l’URSSAF de janvier dernier. Allez, vendu, j’accepte. A moi les directives santé !
Juste le temps de revenir à Bruxelles, de boucler un Conseil européen et je me mets au boulot.
Acte I
J’épluche la fameuse pétition. Effectivement, en la lisant, je suis moi-même effaré. MON DIEU ! L’UE veut interdire les plantes médicinales via une procédure d’enregistrement extrêmement chère que seuls les grands laboratoires peuvent se payer, détruisant ainsi les millénaires de savoir-faire de l’herboriste auvergnat qui sauve tous les ans des milliers de vies (non, vous n’êtes pas sur TF1, pas la peine de zapper).
D’ailleurs, tout cela n’est que le résultat du lobby intensif de ces mêmes groupes pharmaceutiques qui contrôlent Bruxelles via des députés européens tous plus véreux les uns que les autres (je ne vous parle même pas de la Commission). Bref, après cette pétition, je suis prêt à voter Chasse-Pêche-Nature-et-Tradition.
Acte II
Prenant mon courage à deux mains, je cherche la fameuse directive incriminée. Un numéro du genre XXC49593/4589 bla bla bla. Quand vous cherchez quelque chose sur le site de la Commission européenne, mieux vaut avoir les références, le titre, la date de sortie et l’auteur, car sinon ce n’est même pas la peine, vous en avez pour l’année. Pif pouf, je la trouve.
Je commence à décortiquer la bête. Il faut savoir que le début est toujours largement inintéressant. Ils rappellent plein de choses et expliquent le pourquoi du comment. Évitant de m’endormir entre les deux parties, je tombe enfin sur ce qui m’intéresse: les fameuses décisions concrètes. Je lis, je déchiffre, je relis car j’ai rien compris, et même une troisième fois car la tournure me semble vicieuse et PAF ! BINGO ! Je l’ai le fameux passage censé apporté la désolation sur les peuples d’Europe.
Alinéa 8 :
“En vue de faciliter davantage l’enregistrement de certains médicaments traditionnels à base de plantes et de renforcer l’harmonisation, il convient de prévoir la possibilité d’établir une liste communautaire de substances végétales répondant à certaines conditions, telles qu’un usage médical d’une durée suffisamment longue, et qui, partant, sont considérées comme n’étant pas nocives dans les conditions normales d’emploi“.
Et un peu plus loin:
“La présente directive permet aux produits non médicamenteux à base de plantes satisfaisant aux critères de la législation sur les denrées alimentaires d’être régis, dans la Communauté, par cette législation”.
Que dire ? Encore une victoire de canard.
En effet, la méchante UE n’interdit rien du tout. Ce qu’elle interdit, c’est l’appellation médicament à certaines plantes. Mais n’en interdit pas l’usage, tant qu’elles ne sont pas nocives pour la santé. Bref, pas besoin de tourner autour du pot: cette pétition, c’est du flan, de l’intox, du pipo, du n’importe quoi.
Acte III
Tout fier de moi, j’envoie un mail au rédac chef pour lui expliquer le truc, lui proposant un papier “stop à l’intox”.
Réponse: “Finalement, non merci cela ne nous intéresse pas”.
Adieu pige. Adieu les 90 euros.
Je pestais sévère quand même. Tu fais ton boulot, et te voilà sans boulot… J’aurais été non consciencieux, je me serais contenté de reprendre la pétition, de valider ses dires et d’empôcher la paie.
Monde cruel.
Un confrère qui bosse pour des revues américaines m’expliquait l’autre jour que ces dernières le payaient en fonction du temps passé à bosser sur un article, même si au final son enquête ne donne rien. Du genre: 3h de recherches, 2h d’interviews, 2h d’écriture, hop ça vous fait tant, merci. Ils sont forts ces ricains.
Pour terminer et bien enfoncer le clou: dans la foulée je parle de mon histoire à un autre confrère (oui, j’en ai plein), qui en deux secondes me sort un article du Point, publié la veille, expliquant toute la mascarade de la pétition…
La pige la plus plantée de l’histoire.