Le secret des affaires, ou de l’inconsistance médiatique

[18 avril 2016] Vu que c’est à la mode depuis quelques jours, à mon tour de livrer une analyse sur la fameuse directive secret des affaires. Je ne suis ni membre d’une ONG, ni humoriste, ni journaliste se découvrant une vocation de martyr de la cause, juste un correspondant bruxellois qui a suivi le dossier depuis février 2015.

Une ombre des couloirs des institutions, un habitué des contrôles de sécurité sans queue ni tête du Parlement, un détenteur du badge jaune.

Je ne vais pas tourner autour du pot: je suis effaré par ce que je lis dans la presse.

Les années m’ont habitué à niveau élevé de n’importe quoi dès que le débat touche aux questions européennes, mais en ce mois d’avril 2016, dans un bel effort collectif, de nouveaux records sont sur le point d’être établis.

Ce billet de blog aura moins d’impact que la vidéo d’une Nicole Ferroni, ou un article du Monde, mais peu importe, j’ai toujours eu un faible pour Don Quichotte.

1/ Le texte est-il dangereux pour la presse ?

La version première, celle proposée par la Commission européenne en 2014, l’était.

En cause, l’article sur les exceptions au respect du principe de secret des affaires, qui comprend les dispositions sur la presse. Il prévoyait que les médias puissent diffuser les informations “légitimes” à leur activité. Derrière l’aspect anodin du terme, il aurait obligé les journaux à justifier leurs révélations devant les tribunaux, de prouver que cela était nécessaire.

Sur ce point, les députés européens ont fait leur job: le mot a sauté lors de la navette parlementaire. Les Etats étaient d’accord pour le conserver, mais le Parlement en a fait une ligne rouge et a obtenu gain de cause.

Reporters sans Frontières, la Fédération européenne des journalistes, l’Association européenne des éditeurs de presse se sont d’ailleurs félicités de cette modification [tout en précisant qu’il faudra surveiller la transposition du texte par les Parlements nationaux] en décembre 2015. Ces trois organisation n’ont pas la réputation d’être des vendus aux multinationales, ou alors, arrêtez-moi de suite.

Voici donc la version adoptée le 14 avril [cliquez pour agrandir]:

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Ainsi, quand je lis dans un article du Monde, que cette directive empêcherait de nouveaux Panama Papers, c’est à se demander si les auteurs en question ont ouvert le texte, ou juste écouté les blablas de quelques sources militantes.

2/ Le texte protège-t-il les lanceurs d’alerte ?

Non. Enfin, pas plus que la législation actuelle, ni moins.

Pourquoi ? Simplement parce que c’est une directive “secret des affaires” et non pas la directive “lanceurs d’alerte”. Le Parlement demande un texte sur le sujet depuis des mois, mais la Commission européenne traîne des pieds, redoutant le dossier “qui finit par vous exploser à la figure”.

C’est le côté petits bras de Bruxelles.

Pourtant, avec les récents LuxLeaks, Panama Papers, and co, la pression ne cesse de s’accroître. Si l’exécutif faisait preuve d’un peu d’intelligence politique, il lancerait un tel chantier, et laisserait ensuite les Etats [souvent réticents malgré leurs belles paroles] s’entre-déchirer comme ils savent bien le faire, et passer ainsi pour les affreux de service.

Surtout que la directive qui nous intéresse aujourd’hui, laisse entrouverte la protection des lanceurs d’alerte. Toujours dans l’article sur les dérogations au principe de secrets des affaires, il est dit qu’il est possible de contrevenir à la règle pour “révéler une faute professionnelle ou autre faute, ou une activité illégale, à condition que le défendeur ait agit dans le but de protéger l’intérêt public général”.

Pourquoi la petite précision “à condition” ? Pour éviter que le simple fait de divulguer quelque chose de secret vous place en position de lanceur d’alerte. Ainsi, si vous décidez de rendre public les plans du nouveau joujou de votre entreprise, mécontent de ne pas avoir obtenu une augmentation, vous ne pourrez pas vous faire passer pour le nouvel Edward Snowden.

Ne pas oublier aussi le considérant 20:

“Les mesures, procédures et réparations prévues par la présente directive ne devraient pas entraver les activités des lanceurs d’alertes. La protection des secrets d’affaires ne devrait dès lors pas s’étendre aux cas où la divulgation d’un secret d’affaires sert l’intérêt public dans la mesure où elle permet de révéler une faute professionnelle ou une autre faute ou une activité illégale directement pertinentes. Cela ne devrait pas être compris comme empêchant les autorités judiciaires compétentes d’autoriser une dérogation à l’application de mesures, procédures et réparations lorsque le défendeur avait toutes les raisons de croire, de bonne foi, que son comportement satisfaisait aux critères appropriés énoncés dans la présente directive”.

Comme m’a dit un juriste avec qui j’ai discuté du sujet, “c’est mal rédigé, mais ça permet d’éclairer le reste du texte”.

3/ La définition du secret des affaires est-elle trop large ?

Pour le coup, le législateur ne s’est pas trop foulé, il a repris celle de l’Organisation mondiale du commerce. Ça donne quelque chose d’assez vague comme :

  • un secret d’affaire est une information qui a “une valeur commerciale parce qu’elle est secrète”;
  • un secret d’affaire est une information qui “fait l’objet de la part de la personne qui en a le contrôle de façon licite, de dispositions raisonnables (…) destinées à les garder secrètes”.

Pourquoi si peu de précisions ? Car cela permet à chaque Etat de conserver sa propre définition, quand il va transposer le texte dans son droit national. Je rappelle que cette directive ne fait qu’harmoniser à minima ce qui existe déjà, histoire de simplifier les cas transnationaux [genre, une entreprise française espionne une rival italienne, etc].

Dans un souci de clarté, on aurait aimé en savoir plus sur ce qui est couvert ou non, mais comme souvent, le législateur refile la patate chaude à la justice et aux futures cas.

Par ailleurs, le texte ne prévoit pas de sanctions pour ceux qui divulgueraient des secrets d’affaire. Là encore, toute la partie pénale est laissée aux Parlements nationaux, et à leurs pratiques habituelles.

Lien avec l’actualité: le cas d’Antoine Deltour, jugé au Luxembourg pour avoir sorti les LuxLeaks, ne change en rien avec cette nouvelle directive.

Dans le débat français, certains affirment que cette nouvelle législation ne va faire que renforcer des entreprises comme Monsanto. Cette dernière refuse de rendre public des informations concernant des produits dangereux comme le glyphosate. Selon les détracteurs du géant américain, il abuserait de la définition des secrets des affaires.

Je connais assez mal le fond du dossier, mais pensez-vous vraiment qu’une loi, quelle qu’elle soit, sur le secret des affaires, empêchera une entreprise d’abuser du principe ? Non. A moins de le supprimer complètement [même les Verts au Parlement ne demandent pas une telle chose, juste une réduction à minima de son champ d’application].

Vous trouverez toujours une boite pour utiliser des procédures judiciaires à son avantage, retarder des décisions ou pourrir la vie des lanceurs d’alerte et des journalistes. Imaginer que sous prétexte de défendre “l’intérêt général”, on puisse enlever à certaines entités des droits, comme celui de se défendre, est illusoire et dangereux [surtout que les journalistes et lanceurs d’alerte ne sont pas non plus infaillibles]. Cela fait partie du jeu démocratique.

L’objectif des lois est au contraire d’offrir une protection adéquate à ceux qui peuvent être mis en danger par les menaces judiciaires des entreprises ou institutions mises en cause dans des révélations. Et c’est pour cela que les dispositions spécifiques sont si nécessaires [cf. nos points 1 et 2].

Et donc ?

Cette directive n’est pas parfaite, et surtout, elle aurait besoin d’être complété avec sa petite sœur sur les lanceurs d’alerte [voir la position du socialiste Guillaume Balas qui voulait conditionner le vote de l’une à celui de l’autre].

Mais de là à en faire une menace pour la démocratie et la liberté d’expression ou y voir la main secrète de puissants lobbys sur le point de dévorer la veuve et l’orphelin, il y a un monde. Depuis le 10 avril, nous avons assisté à un emballement médiatique irrationnel, une course à échalote de l’alarmisme.

Les quelques ONG à l’origine du mouvement, comme Corporate Observatory Europe, ont joué leur partition, rien d’exceptionnel en soi. Ce qui est plus inquiétant, c’est que les journalistes ont suivi, sans broncher. Mention spéciale pour ceux qui ont été jusqu’à alimenter l’affaire.

C’est bien. Le suicide collectif de la profession continue.